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Médiation & art-thérapie, F. Granier, 2012


Leçons de l’histoire d’un clivage à partir de la Psychopathologie de l’Expression

Au commencement de la SFPE-AT était la Psychopathologie de l’Expression (P.E.).
Certes, comme pour toute histoire, il y avait eu auparavant une pré-histoire, les observations de productions de malades faites par les Aliénistes du XIX°, et les premières collections en particulier en Allemagne et en Suisse. La date retenue peut être 1950.
A l’occasion du premier Congrès Mondial de Psychiatrie à Paris, se déroule la première exposition d’oeuvres envoyées de quelques dizaines de pays. VOLMAT, alors jeune Chef de Clinique à Ste-Anne en fait son sujet de thèse. L’intitulé est encore « Art psychopathologique », il succède aux termes antérieurs d’art des fous, ou des aliénés.
En 1959, au Congrès de Vérone est ensuite fondée la SIPE, et en 1964 la SFPE. C’est à ce moment-là, enfin, qu’apparaît officiellement le terme P.E. Donc dès ce départ, on oscille entre les deux substantifs, l’art et la psychopathologie. On est déjà dans un champ spécifique qui certes attire ses propres spécialistes, à l’époque bien peu nombreux, mais un champ indéfinissable, un entre-deux sans limite, un pont qui peut se traverser indifféremment d’une rive à l’autre depuis celle de l’art ou celle de la psychiatrie.
L’évolution est lente et régionale, et lors de l’exposition du Jubilé en 2000 on retrouve essentiellement deux régions représentées, le Sud-Ouest et Paris, axe inaugural de l’art-thérapie en France, sur lequel se campent alors les principaux acteurs, avant tout des médecins à cette époque-là.
En fait, rien de surprenant à cette naissance bicéphale, dans l’Antiquité ARISTOTE décrivait les rapports entre génie et mélancolie, puis LEONARD DE VINCI voyait dans la création la « Causa Mentale », KANDINSKY voyait dans l’ordre géométrique l’ordre des émotions. La liste serait sans fin de ce qui annonçait cette spécialité janusienne, cette spécialité du double.
De même l’histoire de la médecine, comme celle de l’art avant son époque moderne, est une histoire de l’esprit d’observation, du sens descriptif, renforcé par celui de l’expérimentation, et aboutissant à celui de la classification. Le regard aigu du médecin à partir du XVIII° n’était pas éloigné des différentes étapes du réalisme qui se succédèrent dans le champ artistique. Si une aptitude pouvait bien faire envie à l’artiste chez le médecin, c’était ce sens clinique. Ses travaux successifs sur la perspective, puis les ombres du baroque, puis les impressions de la lumière, étaient aussi une recherche intellectuelle sur la composition interne de l’image, une variation sur la méthode anatomo-clinique du médecin cherchant à lier manifestation externe et organisation interne. Dans ce temps initial de l’exploration, tous les regards croisés étaient permis. Le médecin pouvait être artiste, ce fut DE CLERAMBAULT, le photographe spécialiste des étoffes et descripteur de l’automatisme mental, et à côté de lui le jeune étudiant en médecine A. BRETON qui allait se convertir à l’art en découvrant la beauté des délires entendus lors de ses gardes à la Conciergerie. La science de la botanique de son côté rendait encore mieux compte de cette association observation-dessin-classification, science et esthétique.
Mais ce parallélisme n’a pas existé que dans le domaine intellectuel et sensoriel. Il a existé aussi dans le domaine pratique et thérapeutique. Un esprit devait, pensait-on, moins divaguer s’il était occupé. Le « Traitement moral » de PINEL, les « Cabanons » artisanaux d’ESQUIROL, ne faisaient que prolonger les anciennes règles thérapeutiques des médecins arabes du Moyen-âge, ou des précurseurs comme Jean DE WEYER, qui guidaient leurs cohortes de malades aux travaux des champs. Ce pragmatisme humaniste et bien–pensant ressortit plus tard sous la forme des psychothérapies institutionnelles et de leurs clubs pour animer une vie sociale dans les asiles. Mais même à ce dernier stade, point d’activité instituée en tant que telle, à caractère proprement artistique. Il s’agissait de travaux occupationnels, comme les décrivent aujourd’hui les guidelines contemporains des manuels psychiatriques ou de l’H.A.S., avec leurs "activités"  et leurs "ateliers thérapeutiques", fussent-ils animés par des artistes invités. Ateliers où l’on agit et l’on produit, mais sans obligation de fournir du sens. Et dans certains cas, dérives où l’on fera finalement produire de l’art pour le marché, c’est le syndrome de GUGGING. L’ergothérapie a eu au moins ce mérite de laisser de côté la question de l’art, qu’elle ne prétend pas aborder. Comme lui, elle occupe, elle apaise, et on peut la confier à n’importe quel moniteur, sans souci d’un discours. Donc, face à la lourdeur du handicap, la seule solution apparaissait dans le pragmatisme de l’occupationnel, de l’animation, n’hésitant pas à associer l’infirmier et l’artisan.
De fait, la polémique viendra dans la première moitié du XX° et jusque vers les années 70, de la périphérie de la psychiatrie. Les Surréalistes empruntent à la psychanalyse de S. FREUD, le principe de l’automatisme comme moyen de création pour subvertir l’image figurative, mais refuseront toujours que leur soit appliquée sa raison d’être thérapeutique, c’est-à-dire l’interprétation. De son côté, DUBUFFET créera l’Art Brut en s’appuyant sur les collectionneurs allemands (PRINZHORN) et suisses. Lui aussi s’approprie et utilise la folie comme moyen esthétique. La conflictualisation avec la psychiatrie se rajoutera facilement, surtout dans le contexte naissant de FOUCAULT, du structuralisme, de l’antipsychiatrie anglaise, et de la désinstitutionalisation italienne. Et nous nous retrouvons avec eux encore en continuité face au même dualisme déjà évoqué, de parti-pris opposés face au mystère de l’art, avec d’un côté l’évocation de l’endogène et du symptôme, de l’autre celle de la supposée liberté d’expression mais qui a tant emprunté à la clinique psychiatrique. S’installe par contre, à partir de cette époque, un processus de fétichisation de l’oeuvre du malade, par le biais d’un pervertissement du travail de l’observation clinique. On n’observe plus un malade, mais un artiste. De nouveau, se retrouve en miroir cette fascination réciproque de la création et du psychique, et la réification du mental dans la matière. La P.E. sombre alors sous l’accusation de réductionnisme médical. On ne veut pas entendre que les malades parlent bien eux, de leur côté, de leur « prison intérieure ».

Puis viennent les années 80. C’est la véritable période de début progressif, mais régulier de la discipline. Cela aboutira, en 1997, au Congrès de Biarritz. Tout le monde se rappelle de la vaste table ronde finale autour de laquelle avaient été regroupés tous les praticiens d’alors. C’est à ce moment qu’est officialisée l’A.T. La SFPE et la SIPE allaient adjoindre ce terme à leur intitulé. Climat fébrile et passionné, volonté de ne pas se laisser dépasser. Mais, comme nous le rappelait notre hôte, notre collègue le Dr Y. MOURTADA, ce changement n’avait pas été pensé. Nous avions personnellement proposé d’inclure médiation, cela fut refusé. Au profit d’A.T. C’est toujours la même histoire des mots, du pouvoir de la langue. A.T. sonne si bien, bref, concis, incluant les deux pôles ascensionnels de l’idéal que sont art et thérapie, les mariant par son trait d’union, alors qu’il s’agit plutôt d’un oxymore. Ce nouveau mot allait recouvrir, et faire presque oublier son prédécesseur trop long et trop médicalisé à l’oreille, la P.E.. Mais il allait aggraver les clivages latents que celle-ci contenait déjà. D’ailleurs il est hautement symptomatique que le Congrès de Mulhouse en 2002 voulait déjà faire le point sur les « Théories en A.T. », mais que 10 ans plus tard en 2012, le présent Congrès du Mans revient sur ces «Pratiques de l’A.T. » Une sorte de retour en arrière traduisant un blocage. Phénomène de plus qui est général, car tous les colloques ou séminaires actuels posent partout ce problème des pratiques, c’est le thème constant, et l’introuvable d’un consensus théorique. C’est dire que l’A.T. a créé plus de problèmes, qu’elle en a clarifiés, et après un tel recul il est probable qu’elle n’y arrivera jamais. Au passage notons cette liste des Congrès successifs de la SFPE qui aux quatre coins de l’hexagone au fil de ses Journées annuelles, permet de suivre les aléas de cette évolution. C’est le privilège de son ancienneté, qui lui confère son statut si particulier et incontournable dans le monde de l’A.T., mais elle est aussi elle-même victime des ambiguïtés de l’A.T.
Allait donc se produire ce qui était prévisible. D’un côté l’A.T., avec sa diffusion tous azimuts, aux multiples écoles et multiples techniques, sans aucun support théorique consensuel, livrée au marché de la formation, et aux pratiques auto-instituées. La SFPE, qui a conservé ses anciens critères de sélection, s’en retrouve écartée, ce qui est logique car son niveau universitaire d’enseignement et de recherche, couplée aux exigences de méthodologie, ne correspond plus à la demande des candidats à l’A.T. Vaine surprise donc pour elle. Une fois de plus la fascination du mot avait aveuglé sur l’évolution que l’on pouvait pourtant anticiper.
De l’autre côté, la médiation. Elle, au contraire, a été immédiatement saisie par les psychothérapeutes, comme apport spécifique à l’élaboration théorique de ce type de thérapies. Un exemple typique est l’abondance des publications des équipes lyonnaises sur ce thème depuis qu’elles s’en sont emparées, sans d’ailleurs en être à l’origine. Elles vont jusqu’à vouloir « balayer » (je cite) l’A.T., nouvelle Tour de Babel. Pour extrême que cela puisse paraître, les A.T. doivent cependant trouver là matière à réflexion, de tels écarts posent bien problème et ne sauraient être éludés. En fait, connaissant bien leurs travaux, la critique à renvoyer est ailleurs. C’est que ces écoles psychothérapiques n’ont pas non plus apporté d’élément théorique nouveau, elles ont simplement et abondamment développé. La raison en est simple, il faut aller voir sur le terrain. S’il n’y a pas de pratique structurée d’atelier, alors pas de matériel suffisant pour l’élaborer. Et le symétrique pour l’A.T., si trop de pratique sans contexte clinique, pas de liaison à établir. Regards croisés impossibles.
On ne saurait pourtant envisager d’interdire aux psychothérapeutes et aux psychanalystes de s’intéresser aux ateliers d’art-thérapie. Leurs travaux sur la créativité sont anciens, depuis ceux de S. FREUD bien sûr, mais rappelons l’époque florissante des années 70 avec les fameux Colloques d’Aix en Provence sur les différents médiums, organisés pendant plusieurs années par la S.P.P. Sans compter les travaux de G. PANKOW, ou ceux de C. DAVID ou de J. CHASSEGUET-SMIRGEL sur l’art et la perversion (mais on touche ici à des tabous qui ne sauraient plus être à l’ordre du jour, l’art est digéré par la société et fait partie aujourd’hui du politiquement correct). Quant à D. WINNICOTT qui n’a écrit « Jeu et réalité » qu’en 70, à la fin de sa vie, il est souvent mal appliqué. Il s’intéressait plus à la créativité dans le quotidien, qu’à la création artistique. Toujours est-il que de ne pas s’appuyer sur un matériel clinique et diversifié, ou de ne fonctionner que par clivage et délégation de l’atelier à un animateur, ou de se contenter d’un rôle de supervision, maintiennent une distance trop importante par rapport à ce que l’on observe in-situ sur le terrain d’atelier. Il s’agit bien d’adapter les psychothérapies à la situation d’art-thérapie. Mais cet engouement est inexorable, récemment d’autres collectifs de psychothérapeutes viennent même de se créer à Marseille ou à Béziers pour les ateliers d’A.T.. C’est le développement inverse des Commissions Culturelles des hôpitaux, qui n’utilisent les artistes qu’au projet ponctuel. L’expression d’un besoin et d’une attente différents.
Un autre danger, celui de la généralisation ou de l’extrapolation, bien connu à la SFPE et chez les universitaires, est de confondre A.T. et P.E., et surtout P.E. et pathographies d’artistes. En pratique, celles-ci occupent la grande majorité des écrits. Durement critiquées à certains moments, elles réapparaissent toujours comme pour combler un vide, que ne peut alimenter l’élaboration de la pratique de terrain. Les cas cliniques d’A.T. sont beaucoup plus rarement publiés. Le savoir brillant a du mal à se confiner dans l’humilité du travail de terrain. Or l’on ne connait jamais un artiste comme un de ses malades, tout au plus par des biographies plus ou moins biaisées, des écrits sélectionnés, on ne le voit pas à l’oeuvre, on ne tient pas suffisamment compte de ses autres comportements. On est dans un registre d’interprétations d’emprunt, de références esthétiques préétablies, mais pas en prise directe comme avec le patient, ni consciente ni inconsciente. Une oeuvre n’est pas le matériel d’une séance. On confond biographie et roman familial, chronologie et fantasme. Le prétexte de l’interdisciplinarité, tout à fait acceptable en soi, donne illusion. La sanction est claire, ces pathographies n’ont jamais apporté d’objet théorique nouveau par rapport à nos cas pathologiques. La P.E. reste donc une discipline à part entière, un terrain d’observation direct, avec des problèmes thérapeutiques qui n’apparaissent souvent pas dans la romantisation du créateur, par exemple au cinéma. C’est que la littéralité du symptôme s’accompagne mal de la projection littéraire, et l’inverse aussi bien. Comme si ces deux langages étaient incompatibles ou intraduisibles l’un dans l’autre, mais en fait parce que le désir sublimatoire de l’auteur, ne subit pas les contraintes inhérentes à la relation de soin. C’est pour cette même et principale raison que les autres apports interdisciplinaires, dont l’esthétique, et la philosophie, n’ont jamais apporté non plus d’objet théorique reconnu et bien établi à l’A.T.. La phénoménologie clinique s’est éteinte depuis déjà longtemps, et de fait son approche purement descriptive externe s’apparentait plus à la P.E. qu’aux nécessités thérapeutiques. Elles eurent d’ailleurs leur heure de succès en même temps.
Problèmes de langage dont on ne sort décidémment pas. Prenons un autre exemple qui nous concerne dans les expositions d’art-thérapie. Qu’y montrons-nous, la forme d’une oeuvre ou l’existence d’un sujet ? L’intérêt du spectateur change du tout au tout, quand vient le commentaire, soit par le patient lui-même, soit par son thérapeute. C’est une tout autre exposition, la mise en vie de l’oeuvre. Voyez le succès des cartels auprès des oeuvres. De fait ces expositions d’art-thérapie se confrontent aux mêmes problèmes que la muséologie actuelle. C’est l’importance croissante de la médiation dans la scénographie des expositions. L’art contemporain a abouti à un paradoxe. A vouloir être aussi dépouillé (ce qui en soi n’est pas à critiquer), il est arrivé à imposer toute une stratégie de moyens techniques de médiations pour retenir l’intérêt du public. Car le musée est une institution qui a besoin de moyens pour vivre, et donc d’un public à se gagner. Ainsi une fois de plus l’objet nu crée le discours, la forme vierge appelle l’interprétation. Le conservateur ne plaisante pas avec la réalité économique, il doit faire vivre l’oeuvre. Alors qu’on peut se passer du malade, et de la maladie comme source créatrice ultime de la forme, la laisser pour lettre morte, quand on est seul dans la fascination face à l’oeuvre.
La médiation vient de médiat, comme en clinique somatique, la percussion ou l’auscultation médiate, c’est-à-dire l’examen grâce à l’intermédiaire d’un instrument. C’est cette fonction d’intermédiaire qui fait appel à l’interprétation par le langage qui est omise quand on ramène le médium au simple matériau ou à sa technique. Bien sûr tout ceci est si évident que l’on ne devrait pas avoir à le rappeler ici, mais ce serait alors oublier les résistances. N’oublions jamais que l’opératoire existe en art, et que son agi peut être la meilleure défense contre la mentalisation de son processus.
Plus la psychiatrie prend de l’importance dans une société, cf. la nôtre, et plus les résistances à son égard se font grandes. Voici un autre exemple récent en art-thérapie. Des candidats postulent de plus en plus nombreux pour s’occuper d’autistes. Il n’y a plus aucune limite au recrutement, on voit des banquières, des pilotes de ligne, en mal de reconversion professionnelle, et sans le moindre bagage ou expérience clinique, ce qui ne leur pose même pas problème. C’est dire à quel point nous en en sommes arrivés. Pas le moindre souci d’évaluation des compétences. Simplement l’aura miraculeuse du mot, art-thérapie, et le mythe de l’art, en démiurge tout puissant. Ce qui tombe très bien, encore un problème de marché pour les « aidants et les familles des autistes ». Ils vont trouver-là la main-d’oeuvre pour gérer eux-mêmes le handicap. Mais qu’appelle-t-on aidant ? Ces candidats ne se rendent pas compte qu’ils sont instrumentalisés, comme l’art-thérapie elle-même, qui devient un non-soin. C’est le retour aux méthodes éducatives et orthogéniques du XIX°. Pourquoi alors garder encore le terme de thérapie. A s’émerveiller devant les sculptures de tissus de Judith SCOTT, on oublie qu’elle n’a pu les réaliser que dans un milieu très particulier. Pourquoi encore aussi s’appeler thérapeutes, puisque l’on nous revendique que les autistes ne sont pas des malades mais seulement des déviants de l’intelligence normale. On pourrait facilement en rapprocher ce que l’on appelle maintenant les « robots affectifs », énormes peluches bourrées de logiciels et qui tentent d’établir une communication affective purement réactionnelle avec les déments Alzheimer. Instrumentalisation de l’affect qui viendrait palier le déficit de pensée et l’échec relationnel avec les proches. L’art-thérapie connaît le même succès aujourd’hui auprès des personnes âgées, mais que recouvre alors exactement l’utilisation de ce terme.
Et d’un autre côté, la P.E. revient pourtant. Nous sommes de plus en plus appelés à intervenir à propos des expositions de malades neurologiques, de parkinsoniens par exemple. Les neurologues avec leur fine sémiologie, et ces patients qui revendiquent leur handicap, ont beau jeu de nous ramener à la théorie dopaminergique de la créativité. Ils nous court-circuitent, et nous font faire avec l’exploration des fonctions cognitives le travail d’approfondissement de la P.E. que les psychiatres n’ont pas su réaliser. C’est que pour beaucoup d’entre eux, leur position n’a dès le départ jamais été suffisamment clarifiée entre la clinique et l’art. Autant les artistes ont pu être fasciné par le mental, autant ces psychiatres ont pu l’être par l’art. Jusqu’où aller sans toucher à la sacralité de cet objet. Nous sommes alors dans un vaste espace de confusion, où chacun revendique une identité, tout en ne pouvant se passer du discours de l’autre. Un magnifique exemple est le film et l’ouvrage réalisés par le spécialiste de l’Art Brut Laurent DANCHIN à l’occasion de la récente exposition sur Marcel STORR, où tout le texte est rédigé en les termes d’une remarquable observation psychiatrique, mais sans jamais aboutir au nom du diagnostic. C’est oublier que la langue psychiatrique est bien autre chose qu’un simple instrument classificatoire, elle utilise aussi à la base les mots de la souffrance existentielle, isolement, mégalomanie, solitude, angoisse… Ce sont les idéologies qui en transforment le sens.
Alors vient l’heure du bilan actuel. Nous avons le plus ancien D.U. de France, avec celui de Tours. D’abord force est de constater que le plus souvent ce n’est pas la pratique qui précède la théorie, mais la théorie qui précède la pratique. Fut-ce l’athéorisme systématique et le discours purement esthétique qui est encore une forme de théorie, l’A.T. s’apparente alors à la D.S.M. On entre dans l’atelier avec ses aprioris.
En plus d’un demi-siècle, le seul concept théorique apparu en art-thérapie a été la médiation. Né à Toulouse, et que nous avons introduit en 87 au Congrès d’Albi, repris ensuite partout ailleurs. Né dans un service totalement structuré pour et par l’art-thérapie, qui avait alors besoin de cet instrument. On ne pouvait en rester au 1er niveau, celui de art, le niveau hédoniste du bien-être et de son accompagnement (terme aussi vague que fréquent), le niveau de M. JOURDAIN, il fallait penser le 2° niveau, celui de thérapie, et pour cela on ne peut pas ne pas s’appuyer sur les différentes théories du soin qu’elles soient psychodynamiques ou cognitives. Le trait d’union, ce qui fait en réalité limite, c’est l’interprétation. La fait-on, qui, comment, quand, pourquoi, de quelle position, avec quel bagage ? Mais surtout, que l’on ne s’y trompe pas, ces deux niveaux peuvent en réalité parfaitement coexister, le film d’exposition qui suit va le prouver. Leur clivage n’est qu’une construction polémique. Il ne faut pas confondre le réductionnisme médical ni la langue de bois des critiques d’art qui sont tous deux si souvent pointés, avec le réel plaisir de l’investigation clinique qui, appliqué aussi bien au lit du malade qu’en atelier d’art-thérapie, est en lui-même un plaisir de fonctionnement esthétique. On oublie trop que l’interprétation est aussi l’expression d’un désir.

Que dire enfin des formations ? Nous avons certes le privilège d’une formation universitaire, c’est-à-dire en clair débarrassée des impératifs financiers du marché. Pas question de faire croire qu’on peut en deux ou trois ans, rattraper un Bac + 5 ou plus de psycho et l’expérience d’un soignant. Pas question non plus d’un autre côté d’exiger une technicité aussi longue, qui n’a d’ailleurs pas de raison d’être avec ces handicapés. C’est aux clients maintenant de savoir lire entre les lignes des plaquettes qui se ressemblent toutes, la pertinence réelle des programmes proposés, l’ancienneté d’expérience et la richesse du matériel clinique exposé. Pas question de fabriquer ni des psychothérapeutes, ni des artistes au rabais. Se focaliser uniquement sur la spécificité de l’A.T., c’est-à-dire les correspondances entre la forme et la clinique. Mais pour cela, il faut épuiser un énorme matériel clinique, repérer la transversalité de ses corrélations en fonction des pathologies, ne pas se contenter de la classique psychose, ou de la sublimation, mais aller du côté des bipolarités, des anorexiques, des border-line, des somatiques, des neuro-organiques. Travail de très longue haleine, et qui suppose une parfaite connaissance des maladies et une non moins parfaite alliance des malades. Eux maintenant comprennent bien, à l’heure de l’empowerment, comment utiliser leurs oeuvres pour parler de leur pathologie. Encore faut-il les amener à un véritable insight de l’A.T., et ne pas se contenter d’une simple expression. Il est évident que nous parlons ici des véritables malades, et non des pratiques des médecines douces pour le grand public. Confusion qu’il n’est pas facile d’éviter pour les non-professionnels.

La réponse est donnée par les stages. Outre le fait de ne pas valider des lieux de stages dans des institutions dont on ne connait pas le fonctionnement réel, ni donc le sens qu’y prend l’A.T., et confiés à des animateurs dont on ne peut juger des compétences à distance, il faut observer la surprise de nos stagiaires. Comme les candidats aux formations, ils s’informent très bien. Internet est efficace. Ceux qui s’inscrivent, en particulier les artistes, viennent nous voir dans notre cas d’abord pour nous entendre. Comme ils disent, c’est la parole qui « nous nourrit ». Souvent plus âgés, et déçus par la seule pratique, ayant déjà tourné dans le circuit, ils ont accédé au besoin de compréhension. Dessiner ne les intéresse plus. Ce qui leur plaît c’est de faire la visite médicale, suivre les consultations, puis descendre en atelier. La découverte du sens. La découverte du transfert. La découverte des origines familiales de cette création dans une histoire lointaine. On revient aux cartels des expositions. Du texte juste à côté de l’image, des mots pour l’illustrer, l’accès à une nouvelle façon de voir, le rideau qui s’ouvre, les bienfaits de l’immersion dans les contraintes de la gestion de la maladie qui rabaisse l’idéalisme des bienfaits de l’art, et gomme le déni de la pathologie. Mais de tels lieux de stages si structurés et organisés sont-ils nombreux ? Comment accueillir la pléthore des candidats en ces lieux ? Faudra-t-il un jour un numerus clausus, comme dans les véritables enseignements ?
Dès lors nous nous passons parfaitement du répertoire des formations, de son système binaire entre orientation artistique et psychothérapeutique. Ce catalogue ne fait que renvoyer aujourd’hui à ce que nous décrivions dès le début, l’opposition factice entre art et pathologie. Les deux seront toujours liés. Le mot double art-thérapie est comme ces panneaux au croisement des chemins. Le candidat se trouve à un moment de son existence à cette croisée. C’est un symptôme de son parcours, son énigme du Sphinx. Il quitte le chemin de la simple animation. Quel lien trouver pour que le P.E. devienne thérapie, et pour que l’A.T. se trouve un fondement ? Quelle identité de créateur pour l’art-thérapeute ? Certainement pas technique, car celle-ci est inaccessible à beaucoup de handicapés, et toute l’histoire de l’art nous apprend que le novateur mérite ce titre parce qu’il s’est créé sa propre technique hors de tout académisme. Il s’agit plutôt de la mise en disponibilité, pour une ouverture à l’expression du sujet. Mais dès lors quel que soit le médium utilisé, ce n’est jamais que la position classique du psychothérapeute. Cette mise à disposition, est l’intention qui précède l’aide technique. On se retrouve dans ce que l’on appelle aujourd’hui la 3° topique, un sujet (et une oeuvre) n’existant pas sans l’objet. D’ailleurs, souvent dans nos ateliers, les patients passent d’un médium à l’autre, on voit bien que ce n’est pas une technique qui compte, mais un dispositif institutionnel global, donc aussi mental, pensé, de mise à disposition. L’inverse d’une technicité qui enfermerait dans ses règles. Il s’agit bien ici de la mise en place d’un espace mental à plusieurs, où vient se loger l’interaction entre les différentes personnes entre elles, et avec la matière ! Le fameux trait d’union qui réunit enfin technique et interprétation. D’où la déception si fréquente de tant de candidats quand ils réalisent que l’A.T. est avant tout un problème institutionnel. On n’a pas voulu se passer du mot double, qui sonne si bien pour la Com., on hérite de ses ambiguïtés qu’il ne résoudra jamais. Il faudra trouver un jour une autre dénomination, plus spécifique et moins trompeuse.

Dr François GRANIER, Praticien Hospitalier
CHU Toulouse, Responsable de l’Unité d’art-thérapie, et du DU-F« Psychiatrie, Psychothérapies Médiatisées et Art-thérapie », Président S.F.P.E. - A. T.
Journées de Printemps SFPE-AT, Le Mans, 27-28/04/12
Les Pratiques de l’Art-thérapie
Projection du film « Natures »


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