Le problème de la transmission de l’art-thérapie vient aujourd’hui limiter sa reconnaissance. Quel contenu et quel contenant ? Sa diffusion, mais aussi sa dilution, sont la rançon du succès de ce terme dans un monde où l’art en général prend de plus en plus de place, mais plus dans un but de loisir ou social ou politique, que par rapport aux questions existentielles ou sur son essence qu’il posait auparavant.
Pourquoi cette date, parce qu’elle est un exemple précis et historique. Pourquoi un retour sur le passé, parce qu’il nous parle du présent, de la répétition, il suffit de transposer. En quoi est-elle un exemple, elle pose déjà nos questions actuelles. Historiciser, contextualiser dans le temps, pour mieux comprendre et anticiper les évolutions.
C’est l’année de la grande Réforme de l’Ecole Nationale des Beaux-Arts à Paris. Elle vise à remplacer l’Académisme par des méthodes d’enseignement propulsant la notion d’originalité. Nous sommes dans ce qui est déjà le conflit entre les Lumières et le romantisme. D’un côté le souci de la diffusion de la culture, en respectant des standards égalitaires, la création des musées avec leurs nobles objectifs pour le citoyen, la règle est encore la soumission aux canons internes de l’œuvre. De l’autre, c’est l’exaltation des passions, de l’individu, de l’unicité du génie. C’est l’opposition Ingres-Delacroix dans les Salons.
Mais derrière les oppositions théoriques entre artistes, d’autres besoins justifient la Réforme. Après l’épopée napoléonienne, le XIXème est celui de la grande mutation, la naissance de l’industrialisation, les trois révolutions de 1830, 48, 71. Le début de la concurrence y compris dans le domaine des arts appliqués. L’époque des styles de mobilier, le fauteuil « philippard «, de Louis-Philippe le roi bourgeois, la diffusion des nouveaux moyens de gravure, d’eaux-fortes, qui aboutiront à l’affiche artistique, la diffusion des petits bronzes (animaliers), la prédilection pour le portrait, que remplacera bientôt la photographie. C’est Napoléon III et la transformation haussmanienne de la vie urbaine. Or il existe une grande concurrence, y compris entre pays (la globalisation déjà), par exemple le célèbre style Biedermeier. C’est dans cet univers bourgeois le passage de l’art à une production pour le confort et le décoratif (Ikea déjà). C’est aussi la régulation de nombreuses commandes d’état pour décorer la ville. C’est l’époque de W. Benjamin, « l’art à l’âge de la reproductibilité technique », qui sera suivi par Adorno, »la perte de l’essence de l’art pour la distraction », le loisir. Pour tout cela, il faut que les écoles préparent des artistes aptes à cette diffusion, cette concurrence, au marché. Derrière la fin de l’Académisme, apparait non pas tant l’individualisme de l’artiste que le besoin de valoriser la réussite de l’individualité sociale. D’où en pratique la professionnalisation des écoles d’art pour répondre à cette demande.
Et de fait la véritable révolution artistique ne se jouera pas entre classiques et romantiques, mais avec l’arrivée dans ce nouveau monde des impressionnistes. Inattendus, n’hésitant pas à utiliser les nouveautés techniques picturales du moment, la virole qui rend la touche nerveuse, qui permet de saisir l’instant fugace, le tube de couleur et le chevalet portatif, qu’ils font suivre dans cette nouvelle ère des transports, avec l’apparition du train. C’est la peinture d’extérieur, l’apprentissage de la lumière sur le vif, et sur le fond une peinture qui illustre la joie de vivre et le progrès, mais sans recherche ni souci théorique ou philosophique. Transposons facilement à travers nos changements d’époque, la globalisation, le culte de la réussite individuelle, la transformation de la technique avec nos outils multi-media. Réussite assurée enfin par le génie de quelques marchands ou intermédiaires avisés et passionnés, eux-mêmes engagés, comme P. Durand-Ruel ou M. Cassat. Le succès reviendra ainsi d’Amérique, où ils sauront comprendre et séduire les besoins de ces nouvelles fortunes, d’où la richesse des musées américains en impressionnistes, bien avant chez nous. Succès qui n’empêchera pas cependant la poursuite de la cyclicité des mouvements d’inspiration, ainsi viendront ensuite les pré-raphaélites, les symbolistes et le retour à une intériorité plus idéalisée. Mais succès donc advenu quasiment ex-nihilo, qui aurait pu illustrer et conforter le nouvel enseignement, fonction dont leur génie pouvait se passer. Ambigüité donc d’un tel modèle de l’originalité qui apporte sa propre négation. Et danger, pour nous aussi, de croire que de s’auto-instituer suffit pour réussir.
Mais il faut poursuivre pour faire le lien entre ces leçons de l’histoire de l’art et l’enseignement. Dans ce même XIXème sera instituée l’école républicaine, fille des Lumières, égalitaire, fondée sur les principes d’un savoir rationnel et d’un corpus de connaissances à acquérir et partager. Pourtant dans ce même temps apparaissent d’autres idées sur l’enseignement. J. Rancière a très bien fait l’historique des ouvriers saint-simoniens, et de J. Jacotot, le » maitre ignorant ». Enseignement fondé par les élèves eux-mêmes, où le maitre n’intervient pas si ce n’est pour faciliter les hasards qui imposent l’adaptation de solutions, un savoir-faire autodidacte, pragmatique et athéorique. A vrai dire rien de nouveau. Descartes déjà prescrivait de jeter tous les livres, qui ne laissent que le doute devant des savoirs incertains. Puis Rousseau limite le rôle de l’éducateur à proposer des problèmes que seul l’enfant résoud. Le romantisme de son côté, Schiller en Allemagne, insiste sur la prévalence du sensible sur l’intelligible dans la formation, et du génie individuel. Mais le problème est que tous ces modèles n’aboutiront jamais face aux besoins de la communauté, la singularité n’est pas adaptée au collectif. On transpose donc facilement aux difficultés du contenu des formations en AT. Quelles parts entre un corpus et l’expérience individuelle. Le lien se fait également facilement avec le problème du statut social de l’artiste. Comment selon la sociologue N. Heinich coupler « le régime de singularité de l’artiste », » l’élite artiste » avec le collectif, démocratique et son besoin de repères organisés. Autrement dit comment être à la fois dedans et dehors, en clair pour nous quelle place pour l’AT dans l’institution.
Le XIXème est donc passionnant par ses réformes artistiques mais dont la finalité est surtout affairiste, et ses débats en parallèle sur l’éducation. C’est l’époque de l’apparition « d’écoles libres »d’art, attirant le client avec un mixte de connaissances académiques a minima et de technique pour justifier le prix, et la promesse (ou l’illusion) de l’originalité. Ceci dans le but de répondre à la demande d’emplois dans les nouveaux métiers artistiques. Système superposable à celui de nos formations en AT actuelles. Mais c’est aussi l’échec de l’atelier des maitres, Courbet, Bourdelle, Matisse qui constatent que l’art ne s’enseigne pas.
L’histoire se répète au XXème. Prenons l’exemple célèbre du Bauhaus, succédant à la révolte Dada, privilégiant l’originalité, les échanges maitres-élèves, le refus de la normalisation, mais pour finir par un échec. Il ferme à cause des nazis, tandis que la tendance des styles en Allemagne se retourne sous les effets du populisme. Plus tard aussi l’enseignement de J. Beuys à l’Académie de Düsseldorf, avec ses mêmes principes libertaires sera fermé. Les professeurs donc émigrent, la plupart aux USA, et là, même schéma. Ils sont appelés ou fondent leur propre école. Au départ ils veulent transposer les libertés du Bauhaus dans ce nouveau monde en pleine expansion économique, parmi ces nouveaux riches et collectionneurs. C’est l’échec. Dans cet univers des affaires, les écoles doivent se tourner pour survivre vers le » professionalism ». Cependant c’est aux USA que l’enseignement pose bien le problème, poussé par leur exigence d’évaluation. Est-il affaire de méthode ou de figure, de programme ou de maitre. Ce qui renvoie à un autre aspect de la transmission, quelles qualités ou compétences exige-t-elle pour motiver, sans pour autant verser dans un rapport de séduction ou de domination sur les élèves. Question plus délicate probablement avec des artistes ou en AT, que dans les autres disciplines plus neutres sur le plan émotionnel et transférentiel.
Tout ceci se retrouve encore aujourd’hui de nos jours chez nous. La dernière enquête sur les écoles d’art en France illustre la déception de leurs enseignants, en général très spécialisés dans leur technique. C’est que pour être admis dans ces écoles aujourd’hui, le passage obligé se fait par les prépas, choisies parmi leur vaste marché. Et ils déplorent le formatage de ces élèves. Mais c’est que celles-ci anticipent sur leur devenir. 90% de ces élèves suivront des voies dérivées de l’art, seuls 10% s’engageront dans une véritable carrière artistique. D’où la nécessité de professionnalisation, de multiplication des nouvelles technologies pour s’adapter aux demandes, et celle d’apprendre à cultiver à partir d’elles un réseau qui sera bien utile plus tard pour trouver un emploi. Voies latérales qui incluent l’AT, sans aucune formation solide à la thérapie.
La conclusion est que l’on peut toujours discuter sur les formes et les contenus de l’AT. Mais il faut aussi et d’abord savoir ce que l’on met aujourd’hui sous ce terme. Nous ne sommes plus dans les années 80 où triomphaient la psychanalyse et les psychothérapies institutionnelles, mais à l’heure des albums de coloriage anti-stress et des multiples techniques du bien-être, plus aptes à la marchandisation et se passant d’évaluation. Ce qui agit en retour sur les demandes du public, d’une clientèle élargie, des administrations, et des patients. Mieux vaut, moins onéreux et plus facile à gérer, l’intervention d’un artiste à une longue démarche intime et obscure, psychothérapique ou institutionnelle. Ce qui fait perdre l’analyse du procès et du résultat sur les processus internes de la thérapie, si ce mot a encore un sens, dans un monde où les bénéfices doivent être immédiats, changement de temporalité. Comme en 1863, l’enseignement ne peut pas ne pas tenir compte des nouveautés et des besoins de l’environnement, laissant peu de place à la critique de cette évolution.
Comme le dirait N. Heinich, pour l’AT aussi, nous changeons de paradigme. Passant d’une AT initiale faite de confidentialité, de durée, de théorie, d’un savoir-faire dans les techniques de soin, à une AT généraliste, aspécifique, de communication, de recettes auto-instituées. De l’analyse du transfert, individuel ou institutionnel, à l’interactivité, de l’inconscient aux méthodes de la pleine conscience dont on connait la vogue sur le marché. Ou comme le dirait aussi le philosophe D. Lecourt à propos des » fondements imaginaires de l’éthique », d’une AT prométhéenne d’abord en quête de savoirs pour comprendre sa pratique au service de l’humain, à une AT faustienne de certains mariant le seul exercice de l’art au seul plaisir et suffisant de l’instant, écartant la question du sens et de l’interprétation. Ou laissant même à un troisième niveau la place à l’intervention culturelle, celle directe et autonome des musées par exemple dans leurs nouvelles fonctions auprès des différents publics pour les sensibiliser aux bienfaits de la rencontre face à l’œuvre d’art, au nom d’une pratique participative et immersive, qui se passe des cadres anciens, et modelant la sensibilité d’un nouvel homme, augmenté par l’instrument de l’oeuvre. Mais est-ce que le choc esthétique suffit sans l’effort d’élaboration par une réflexion spéculative sur cette relation à l’objet esthétique, pour lui apporter sa dimension éthique, c'est-à-dire des valeurs. Que transmettent une telle oeuvre et un tel dispositif, si l’on oublie tout le corpus de questionnement philosophique qu’a pu susciter la création. Un plaisir certes, indispensable à la sensibilisation, un rôle éducatif indiscutable, mais une démarche qui s’ancre aussi dans l’univers de la consommation. De même par rapport à tous ces modèles, l’AT doit-elle ou peut-elle en rester à l’hypothèse d’effets thérapeutiques principalement liés au saisissement par l’acte créatif, ou emmener sur son autre discours latent ou caché, cheminement qui peut nécessiter son propre accompagnement.
Si l’AT abandonne ses ancrages originels, ceux dans le quotidien du soin, quels peuvent être les objets de sa transmission. Lâchée dans le monde du contemporain, elle s’en imprègne par osmose. Celle pratiquée avec les handicapés mentaux recrutés dans des centres spécialisés ad-hoc, dont certains vont jusqu’à nier le terme d’AT, devient perméable à la marchandisation de ses productions. Le marché s’en empare mais imposant des styles attendus par les collectionneurs, à l’opposé de la non-consigne en thérapie. Changement de contraintes, on passe du travail de quête d’un style personnel, des critères internes de l’organisation de son œuvre, à des critères externes, ceux de l’évaluation par ce marché. Problématique résurgente dans le monde de l’art contemporain, d’ailleurs si souvent critiqué pour son opacité. On peut y rajouter aussi les perspectives de l’homme post-moderne, individualiste, performant, fonctionnel, ne se posant pas la question de l’être, réflexif, ce qui n’a rien à voir avec le rôle « réfléchissant » de l’œuvre selon la philosophie classique de Kant.
Reste le lien à faire avec la thérapie proprement dite. Dans un article récent, E. Roudinesco, l’historienne de la psychanalyse, attribuait son déclin aux psychanalystes eux-mêmes, restés dans leur splendide isolement et leurs chimères d’écoles. Ceci vaut aussi par rapport à l’AT, qui ne fait pas partie de leur langage, ils préfèrent le terme et le concept de médiation qui rend mieux compte des processus à l’œuvre dans la relation et la création, plus importants à leurs yeux que la production elle-même. Ce qui est regrettable, car historiquement l’art a tenu une place importante dans l’élaboration de la théorie de S.Freud, et la pratique de D. Winnicott pour le développement de la créativité, bases initiales dans les objets à transmettre de l’AT. De même les psychothérapies institutionnelles subissent le contre coup de la transformation du monde hospitalier, en particulier de l’économique sur la durée et les ressources en personnel pour ces prises en charge longues et difficiles dans la chronicité. L’exemple mythique de St-Alban est un échec, dépassé, non reproductible et non transmissible, même s’il reste un modèle pour la réflexion.
Mais de fait régulièrement apparaissent des indices ou des entreprises qui, à condition de dépasser les clivages habituels, rappellent les bien fondés des anciens modèles. Par exemple, c’est M. Thévoz, pourtant gardien du dogme de l’Art brut contre la psychiatrie. Son dernier ouvrage, « La Suisse n’existe pas », n’est qu’une somme d’exemples d’artistes traités sur le mode de la psychanalyse appliquée, comme si privée de cette référence omniprésente, il n’y aurait rien à en dire. Voici aussi l’exemple de la méthode Montesorri, marque déposée d’origine américaine, commercialisée auprès des institutions éducatives ou sanitaires, destinée aux apprentissages de l’enfant et maintenant à la prise en charge des personnes âgées. C’est un pur travail institutionnel et en même temps fondé de façon strictement pragmatique sur l’utilisation de la créativité, son moyen et objet cible principal, mais sans aucune référence théorique ni psychothérapique. Est-ce à dire que l’on pourrait aussi arriver à une AT sans psychothérapie. Ces exemples bien concrets illustrent encore la complexité de sa transmission, quel fond commun malgré des positions antinomiques. Elle n’est devenue pour ses intervenants qu’un objet que chacun tire à soi, mais au fait, quelle est la place réservée à l’avis de ses usagers, les patients ?
Pour terminer, il faut évoquer un paradoxe. L’AT produit comme l’art des images, quelque soit le médium, des oeuvres finies. Mais l’image n’est-elle que cela et n’a-t-elle pas d’autres pouvoirs. L’observation, pour quel regard, ne peut-elle en retour aboutir à une création intellectuelle. Au tournant du XIXème, Ph. Pinel, le fondateur de la psychiatrie, observa le comportement de ses malades. Il en théorisa le « traitement moral », rendit sa dignité de personne au malade au-delà de ses symptômes, fonda à sa façon les psychothérapies. Son élève Esquirol observa et étudia les passions, mais il ne s’intéressa pas davantage que son maitre aux passions dans l’art, celles exprimées par le romantisme. Pas un mot sur Delacroix, et pourtant il avait permis à Géricault de portraiturer les « monomanes » à l’asile. Au tournant du XXème, S. Freud, à la culture si classique, vivant dans un univers biedermeier, au milieu de ses statues antiques, ne manifesta aucun intérêt pour l’avant-garde de son temps, les Sécessions. Mais il lit les images du rêve, auteur d’un nouveau type d’atelier. Il eut le génie de créer un cadre où justement l’on ne se voit pas, pour en tirer une théorie scientifique. On voit donc qu’il n’est pas de regard que seulement celui de l’artiste, surtout quand il se double d’une écoute. Tous ces cliniciens appliquaient sans le savoir la méthode de J. Jacotot, découvrir par soi-même, sans maitre direct, mais dans la tradition qui leur avait été transmise de la science de l’observation, réalisant l’unité du sensible et de l’intelligible. Il n’est pas étonnant dès lors que ce fussent dans la même lignée les aliénistes qui proposèrent les premiers des musées de la folie. Ces illustres prédécesseurs montraient comment on peut par deux voies à priori indépendantes, la clinique et l’artistique, traiter d’un même objet, la création. Mais le poids de l’histoire se perd aussi dans la transmission. C’était l’origine et en même temps la vocation de l’AT initiale d’avancer sur ces deux voies. Mais c’était pour sa pérennisation oublier des facteurs ingérables pour elle, le temps nécessaire et l’évolution économique. Tout soin a une durée et un prix. Ce sont précisément les objectifs de la professionnalisation, les réduire pour ce que l’on croit encore être de bons résultats. Comment résister, et ne pas se perdre dans des polémiques entre formations qui pèseront peu par rapport à l’évolution et la transformation de la demande.
Pourquoi cette date, parce qu’elle est un exemple précis et historique. Pourquoi un retour sur le passé, parce qu’il nous parle du présent, de la répétition, il suffit de transposer. En quoi est-elle un exemple, elle pose déjà nos questions actuelles. Historiciser, contextualiser dans le temps, pour mieux comprendre et anticiper les évolutions.
C’est l’année de la grande Réforme de l’Ecole Nationale des Beaux-Arts à Paris. Elle vise à remplacer l’Académisme par des méthodes d’enseignement propulsant la notion d’originalité. Nous sommes dans ce qui est déjà le conflit entre les Lumières et le romantisme. D’un côté le souci de la diffusion de la culture, en respectant des standards égalitaires, la création des musées avec leurs nobles objectifs pour le citoyen, la règle est encore la soumission aux canons internes de l’œuvre. De l’autre, c’est l’exaltation des passions, de l’individu, de l’unicité du génie. C’est l’opposition Ingres-Delacroix dans les Salons.
Mais derrière les oppositions théoriques entre artistes, d’autres besoins justifient la Réforme. Après l’épopée napoléonienne, le XIXème est celui de la grande mutation, la naissance de l’industrialisation, les trois révolutions de 1830, 48, 71. Le début de la concurrence y compris dans le domaine des arts appliqués. L’époque des styles de mobilier, le fauteuil « philippard «, de Louis-Philippe le roi bourgeois, la diffusion des nouveaux moyens de gravure, d’eaux-fortes, qui aboutiront à l’affiche artistique, la diffusion des petits bronzes (animaliers), la prédilection pour le portrait, que remplacera bientôt la photographie. C’est Napoléon III et la transformation haussmanienne de la vie urbaine. Or il existe une grande concurrence, y compris entre pays (la globalisation déjà), par exemple le célèbre style Biedermeier. C’est dans cet univers bourgeois le passage de l’art à une production pour le confort et le décoratif (Ikea déjà). C’est aussi la régulation de nombreuses commandes d’état pour décorer la ville. C’est l’époque de W. Benjamin, « l’art à l’âge de la reproductibilité technique », qui sera suivi par Adorno, »la perte de l’essence de l’art pour la distraction », le loisir. Pour tout cela, il faut que les écoles préparent des artistes aptes à cette diffusion, cette concurrence, au marché. Derrière la fin de l’Académisme, apparait non pas tant l’individualisme de l’artiste que le besoin de valoriser la réussite de l’individualité sociale. D’où en pratique la professionnalisation des écoles d’art pour répondre à cette demande.
Et de fait la véritable révolution artistique ne se jouera pas entre classiques et romantiques, mais avec l’arrivée dans ce nouveau monde des impressionnistes. Inattendus, n’hésitant pas à utiliser les nouveautés techniques picturales du moment, la virole qui rend la touche nerveuse, qui permet de saisir l’instant fugace, le tube de couleur et le chevalet portatif, qu’ils font suivre dans cette nouvelle ère des transports, avec l’apparition du train. C’est la peinture d’extérieur, l’apprentissage de la lumière sur le vif, et sur le fond une peinture qui illustre la joie de vivre et le progrès, mais sans recherche ni souci théorique ou philosophique. Transposons facilement à travers nos changements d’époque, la globalisation, le culte de la réussite individuelle, la transformation de la technique avec nos outils multi-media. Réussite assurée enfin par le génie de quelques marchands ou intermédiaires avisés et passionnés, eux-mêmes engagés, comme P. Durand-Ruel ou M. Cassat. Le succès reviendra ainsi d’Amérique, où ils sauront comprendre et séduire les besoins de ces nouvelles fortunes, d’où la richesse des musées américains en impressionnistes, bien avant chez nous. Succès qui n’empêchera pas cependant la poursuite de la cyclicité des mouvements d’inspiration, ainsi viendront ensuite les pré-raphaélites, les symbolistes et le retour à une intériorité plus idéalisée. Mais succès donc advenu quasiment ex-nihilo, qui aurait pu illustrer et conforter le nouvel enseignement, fonction dont leur génie pouvait se passer. Ambigüité donc d’un tel modèle de l’originalité qui apporte sa propre négation. Et danger, pour nous aussi, de croire que de s’auto-instituer suffit pour réussir.
Mais il faut poursuivre pour faire le lien entre ces leçons de l’histoire de l’art et l’enseignement. Dans ce même XIXème sera instituée l’école républicaine, fille des Lumières, égalitaire, fondée sur les principes d’un savoir rationnel et d’un corpus de connaissances à acquérir et partager. Pourtant dans ce même temps apparaissent d’autres idées sur l’enseignement. J. Rancière a très bien fait l’historique des ouvriers saint-simoniens, et de J. Jacotot, le » maitre ignorant ». Enseignement fondé par les élèves eux-mêmes, où le maitre n’intervient pas si ce n’est pour faciliter les hasards qui imposent l’adaptation de solutions, un savoir-faire autodidacte, pragmatique et athéorique. A vrai dire rien de nouveau. Descartes déjà prescrivait de jeter tous les livres, qui ne laissent que le doute devant des savoirs incertains. Puis Rousseau limite le rôle de l’éducateur à proposer des problèmes que seul l’enfant résoud. Le romantisme de son côté, Schiller en Allemagne, insiste sur la prévalence du sensible sur l’intelligible dans la formation, et du génie individuel. Mais le problème est que tous ces modèles n’aboutiront jamais face aux besoins de la communauté, la singularité n’est pas adaptée au collectif. On transpose donc facilement aux difficultés du contenu des formations en AT. Quelles parts entre un corpus et l’expérience individuelle. Le lien se fait également facilement avec le problème du statut social de l’artiste. Comment selon la sociologue N. Heinich coupler « le régime de singularité de l’artiste », » l’élite artiste » avec le collectif, démocratique et son besoin de repères organisés. Autrement dit comment être à la fois dedans et dehors, en clair pour nous quelle place pour l’AT dans l’institution.
Le XIXème est donc passionnant par ses réformes artistiques mais dont la finalité est surtout affairiste, et ses débats en parallèle sur l’éducation. C’est l’époque de l’apparition « d’écoles libres »d’art, attirant le client avec un mixte de connaissances académiques a minima et de technique pour justifier le prix, et la promesse (ou l’illusion) de l’originalité. Ceci dans le but de répondre à la demande d’emplois dans les nouveaux métiers artistiques. Système superposable à celui de nos formations en AT actuelles. Mais c’est aussi l’échec de l’atelier des maitres, Courbet, Bourdelle, Matisse qui constatent que l’art ne s’enseigne pas.
L’histoire se répète au XXème. Prenons l’exemple célèbre du Bauhaus, succédant à la révolte Dada, privilégiant l’originalité, les échanges maitres-élèves, le refus de la normalisation, mais pour finir par un échec. Il ferme à cause des nazis, tandis que la tendance des styles en Allemagne se retourne sous les effets du populisme. Plus tard aussi l’enseignement de J. Beuys à l’Académie de Düsseldorf, avec ses mêmes principes libertaires sera fermé. Les professeurs donc émigrent, la plupart aux USA, et là, même schéma. Ils sont appelés ou fondent leur propre école. Au départ ils veulent transposer les libertés du Bauhaus dans ce nouveau monde en pleine expansion économique, parmi ces nouveaux riches et collectionneurs. C’est l’échec. Dans cet univers des affaires, les écoles doivent se tourner pour survivre vers le » professionalism ». Cependant c’est aux USA que l’enseignement pose bien le problème, poussé par leur exigence d’évaluation. Est-il affaire de méthode ou de figure, de programme ou de maitre. Ce qui renvoie à un autre aspect de la transmission, quelles qualités ou compétences exige-t-elle pour motiver, sans pour autant verser dans un rapport de séduction ou de domination sur les élèves. Question plus délicate probablement avec des artistes ou en AT, que dans les autres disciplines plus neutres sur le plan émotionnel et transférentiel.
Tout ceci se retrouve encore aujourd’hui de nos jours chez nous. La dernière enquête sur les écoles d’art en France illustre la déception de leurs enseignants, en général très spécialisés dans leur technique. C’est que pour être admis dans ces écoles aujourd’hui, le passage obligé se fait par les prépas, choisies parmi leur vaste marché. Et ils déplorent le formatage de ces élèves. Mais c’est que celles-ci anticipent sur leur devenir. 90% de ces élèves suivront des voies dérivées de l’art, seuls 10% s’engageront dans une véritable carrière artistique. D’où la nécessité de professionnalisation, de multiplication des nouvelles technologies pour s’adapter aux demandes, et celle d’apprendre à cultiver à partir d’elles un réseau qui sera bien utile plus tard pour trouver un emploi. Voies latérales qui incluent l’AT, sans aucune formation solide à la thérapie.
La conclusion est que l’on peut toujours discuter sur les formes et les contenus de l’AT. Mais il faut aussi et d’abord savoir ce que l’on met aujourd’hui sous ce terme. Nous ne sommes plus dans les années 80 où triomphaient la psychanalyse et les psychothérapies institutionnelles, mais à l’heure des albums de coloriage anti-stress et des multiples techniques du bien-être, plus aptes à la marchandisation et se passant d’évaluation. Ce qui agit en retour sur les demandes du public, d’une clientèle élargie, des administrations, et des patients. Mieux vaut, moins onéreux et plus facile à gérer, l’intervention d’un artiste à une longue démarche intime et obscure, psychothérapique ou institutionnelle. Ce qui fait perdre l’analyse du procès et du résultat sur les processus internes de la thérapie, si ce mot a encore un sens, dans un monde où les bénéfices doivent être immédiats, changement de temporalité. Comme en 1863, l’enseignement ne peut pas ne pas tenir compte des nouveautés et des besoins de l’environnement, laissant peu de place à la critique de cette évolution.
Comme le dirait N. Heinich, pour l’AT aussi, nous changeons de paradigme. Passant d’une AT initiale faite de confidentialité, de durée, de théorie, d’un savoir-faire dans les techniques de soin, à une AT généraliste, aspécifique, de communication, de recettes auto-instituées. De l’analyse du transfert, individuel ou institutionnel, à l’interactivité, de l’inconscient aux méthodes de la pleine conscience dont on connait la vogue sur le marché. Ou comme le dirait aussi le philosophe D. Lecourt à propos des » fondements imaginaires de l’éthique », d’une AT prométhéenne d’abord en quête de savoirs pour comprendre sa pratique au service de l’humain, à une AT faustienne de certains mariant le seul exercice de l’art au seul plaisir et suffisant de l’instant, écartant la question du sens et de l’interprétation. Ou laissant même à un troisième niveau la place à l’intervention culturelle, celle directe et autonome des musées par exemple dans leurs nouvelles fonctions auprès des différents publics pour les sensibiliser aux bienfaits de la rencontre face à l’œuvre d’art, au nom d’une pratique participative et immersive, qui se passe des cadres anciens, et modelant la sensibilité d’un nouvel homme, augmenté par l’instrument de l’oeuvre. Mais est-ce que le choc esthétique suffit sans l’effort d’élaboration par une réflexion spéculative sur cette relation à l’objet esthétique, pour lui apporter sa dimension éthique, c'est-à-dire des valeurs. Que transmettent une telle oeuvre et un tel dispositif, si l’on oublie tout le corpus de questionnement philosophique qu’a pu susciter la création. Un plaisir certes, indispensable à la sensibilisation, un rôle éducatif indiscutable, mais une démarche qui s’ancre aussi dans l’univers de la consommation. De même par rapport à tous ces modèles, l’AT doit-elle ou peut-elle en rester à l’hypothèse d’effets thérapeutiques principalement liés au saisissement par l’acte créatif, ou emmener sur son autre discours latent ou caché, cheminement qui peut nécessiter son propre accompagnement.
Si l’AT abandonne ses ancrages originels, ceux dans le quotidien du soin, quels peuvent être les objets de sa transmission. Lâchée dans le monde du contemporain, elle s’en imprègne par osmose. Celle pratiquée avec les handicapés mentaux recrutés dans des centres spécialisés ad-hoc, dont certains vont jusqu’à nier le terme d’AT, devient perméable à la marchandisation de ses productions. Le marché s’en empare mais imposant des styles attendus par les collectionneurs, à l’opposé de la non-consigne en thérapie. Changement de contraintes, on passe du travail de quête d’un style personnel, des critères internes de l’organisation de son œuvre, à des critères externes, ceux de l’évaluation par ce marché. Problématique résurgente dans le monde de l’art contemporain, d’ailleurs si souvent critiqué pour son opacité. On peut y rajouter aussi les perspectives de l’homme post-moderne, individualiste, performant, fonctionnel, ne se posant pas la question de l’être, réflexif, ce qui n’a rien à voir avec le rôle « réfléchissant » de l’œuvre selon la philosophie classique de Kant.
Reste le lien à faire avec la thérapie proprement dite. Dans un article récent, E. Roudinesco, l’historienne de la psychanalyse, attribuait son déclin aux psychanalystes eux-mêmes, restés dans leur splendide isolement et leurs chimères d’écoles. Ceci vaut aussi par rapport à l’AT, qui ne fait pas partie de leur langage, ils préfèrent le terme et le concept de médiation qui rend mieux compte des processus à l’œuvre dans la relation et la création, plus importants à leurs yeux que la production elle-même. Ce qui est regrettable, car historiquement l’art a tenu une place importante dans l’élaboration de la théorie de S.Freud, et la pratique de D. Winnicott pour le développement de la créativité, bases initiales dans les objets à transmettre de l’AT. De même les psychothérapies institutionnelles subissent le contre coup de la transformation du monde hospitalier, en particulier de l’économique sur la durée et les ressources en personnel pour ces prises en charge longues et difficiles dans la chronicité. L’exemple mythique de St-Alban est un échec, dépassé, non reproductible et non transmissible, même s’il reste un modèle pour la réflexion.
Mais de fait régulièrement apparaissent des indices ou des entreprises qui, à condition de dépasser les clivages habituels, rappellent les bien fondés des anciens modèles. Par exemple, c’est M. Thévoz, pourtant gardien du dogme de l’Art brut contre la psychiatrie. Son dernier ouvrage, « La Suisse n’existe pas », n’est qu’une somme d’exemples d’artistes traités sur le mode de la psychanalyse appliquée, comme si privée de cette référence omniprésente, il n’y aurait rien à en dire. Voici aussi l’exemple de la méthode Montesorri, marque déposée d’origine américaine, commercialisée auprès des institutions éducatives ou sanitaires, destinée aux apprentissages de l’enfant et maintenant à la prise en charge des personnes âgées. C’est un pur travail institutionnel et en même temps fondé de façon strictement pragmatique sur l’utilisation de la créativité, son moyen et objet cible principal, mais sans aucune référence théorique ni psychothérapique. Est-ce à dire que l’on pourrait aussi arriver à une AT sans psychothérapie. Ces exemples bien concrets illustrent encore la complexité de sa transmission, quel fond commun malgré des positions antinomiques. Elle n’est devenue pour ses intervenants qu’un objet que chacun tire à soi, mais au fait, quelle est la place réservée à l’avis de ses usagers, les patients ?
Pour terminer, il faut évoquer un paradoxe. L’AT produit comme l’art des images, quelque soit le médium, des oeuvres finies. Mais l’image n’est-elle que cela et n’a-t-elle pas d’autres pouvoirs. L’observation, pour quel regard, ne peut-elle en retour aboutir à une création intellectuelle. Au tournant du XIXème, Ph. Pinel, le fondateur de la psychiatrie, observa le comportement de ses malades. Il en théorisa le « traitement moral », rendit sa dignité de personne au malade au-delà de ses symptômes, fonda à sa façon les psychothérapies. Son élève Esquirol observa et étudia les passions, mais il ne s’intéressa pas davantage que son maitre aux passions dans l’art, celles exprimées par le romantisme. Pas un mot sur Delacroix, et pourtant il avait permis à Géricault de portraiturer les « monomanes » à l’asile. Au tournant du XXème, S. Freud, à la culture si classique, vivant dans un univers biedermeier, au milieu de ses statues antiques, ne manifesta aucun intérêt pour l’avant-garde de son temps, les Sécessions. Mais il lit les images du rêve, auteur d’un nouveau type d’atelier. Il eut le génie de créer un cadre où justement l’on ne se voit pas, pour en tirer une théorie scientifique. On voit donc qu’il n’est pas de regard que seulement celui de l’artiste, surtout quand il se double d’une écoute. Tous ces cliniciens appliquaient sans le savoir la méthode de J. Jacotot, découvrir par soi-même, sans maitre direct, mais dans la tradition qui leur avait été transmise de la science de l’observation, réalisant l’unité du sensible et de l’intelligible. Il n’est pas étonnant dès lors que ce fussent dans la même lignée les aliénistes qui proposèrent les premiers des musées de la folie. Ces illustres prédécesseurs montraient comment on peut par deux voies à priori indépendantes, la clinique et l’artistique, traiter d’un même objet, la création. Mais le poids de l’histoire se perd aussi dans la transmission. C’était l’origine et en même temps la vocation de l’AT initiale d’avancer sur ces deux voies. Mais c’était pour sa pérennisation oublier des facteurs ingérables pour elle, le temps nécessaire et l’évolution économique. Tout soin a une durée et un prix. Ce sont précisément les objectifs de la professionnalisation, les réduire pour ce que l’on croit encore être de bons résultats. Comment résister, et ne pas se perdre dans des polémiques entre formations qui pèseront peu par rapport à l’évolution et la transformation de la demande.